Lien de vie indispensable aux entiché(e)s de verticalité, la corde semble être une compagne aussi bien nécessaire que familière. Malgré ses apparences triviales, sommes-nous bien sûr de la connaitre à 100% ? Du nylon primordial jusqu’à sa dernière aventure, tirons ensemble le fil de la destinée de cet objet indispensable.
Elle accompagne l’humanité depuis au moins 50 000 ans. La corde, se définissant modestement par la réunion de fils torsadés, est un objet chargé de symbolique et d’histoire. Vie/mort/salut/aliénation/ancrage… elle évoque tout et son contraire. Avec, nécessairement, une large part de mystère. Pour élucider tous ses secrets, Béal, fabricant historique et novateur de matériel d’escalade, partenaire de longue date de la FFME, nous a accueilli dans ses locaux à Vienne dans l’Isère, et nous dit tout de la corde dynamique. Partons à la rencontre de celles et ceux qui œuvrent à la responsabilité exigeante d’assurer performance, sécurité et confort.
Mais d’abord, passons un peu de temps sur la théorie. Les propriétés mécaniques d’une corde sont essentielles à la réflexion autour de sa conception. Définir un cadre d’utilisation spécifique en fonction de la pratique l’est tout autant : à simple, à double ou jumelées, le type de corde dépend directement de l’activité que vous envisagez.
Il s’agit alors, pour comprendre les enjeux d’innovations, de se pencher sur quelques concepts de physique : lorsque le grimpeur tombe, il emmagasine de l’énergie durant sa chute, énergie qui se répercute sur son matériel. Ainsi, faire en sorte que la corde absorbe au mieux cette énergie est un défi majeur du développement d’un matériel d’escalade performant.
La force de choc, correspondant à l’impact encaissé par le grimpeur à la suite d’un faux pas, est considérée dans la création d’une corde comme un marqueur devant être le plus faible possible (respectant la norme EN892). Son calcul est subordonné à plusieurs paramètres : le poids du grimpeur, la capacité de la corde à absorber l’énergie, le matériel d’assurage et le fameux facteur de chute.
Le facteur de chute apprécie la dureté d’une chute : plus celui-ci est élevé plus la culbute est violente. Symbolisé par un (f), il se calcule en divisant la hauteur de la chute par la longueur de corde disponible. Ainsi, une chute en début de relais est plus brutale qu’une chute durant laquelle le grimpeur a fait quelques mètres. Cette mesure est comprise entre 0 et 2, valeur maximale.
Outre la relative simplicité de l’explication théorique, en pratique, évidemment, ces calculs reposent sur d’autres paramètres : le facteur de chute peut être augmenté par le placement des mousquetons le long de la voie (idéalement la corde devrait être la plus droite possible pour éviter le tirage, le zigzag d’une corde contrainte par le décalage des dégaines crée des points de tension supplémentaires et donc une mauvaise diffusion et absorption de l'énergie par la corde), le frottement de la corde avec le rocher, la façon d’assurer etc.
Un peu d’histoire maintenant : la corde, qui a évolué en fonction de ses utilisations, possède donc des caractéristiques techniques spécifiques lorsque l’on s’en sert pour grimper. Alors que les premiers alpinistes s’encordaient avec de simples cordes de chanvre toronnées (tressée en torsade) statiques, fragiles et lourdes, il a fallu attendre 1947 pour voir apparaître les premières cordes en nylon.
Seule matière première idoine à ce jour pour la confection de cordes d’escalade, le nylon, avec son élasticité, sa résistance et sa légèreté, est alors une révolution. La fin des années 50 connait une autre innovation qui vient bouleverser le milieu de la montagne : l’invention de la structure âme/gaine. Le grimpeur ne vrille plus lors des descentes en rappel et la corde s’étire et ne casse plus lors des chutes. Quasiment toutes les cordes d’escalade présentent cette structure dorénavant, sans compter sur une belle audace de Béal : l’invention de « l’Unicore » à la fin des années 2000, révélant l’avantage de solidariser l’âme et la gaine. Au regret de ne pas être en mesure d’utiliser autre chose qu’un dérivé du pétrole pour produire ses cordes semi-statiques, la maison a néanmoins continué à faire preuve d’astuce en misant sur la réduction de la force de choc, mais pas seulement : la légèreté du matériel (notamment pour l’alpinisme). Ainsi, la corde « Opéra » se distingue en affichant un poids de seulement 50g/m. Les plus polyvalents, quant à eux, profitent depuis 2005 de la première corde triple certification, la Joker.
Quid de l’avenir de l’évolution de la corde ? Frédéric Béal, directeur général de l’entreprise, semble sceptique quant à une éventuelle course à l’allègement, en revanche, une potentielle nouvelle matière première pourrait complètement changer la donne. Puisqu’il s’agit d’obtenir une corde capable d’élasticité, les matières les plus novatrices telles que le dynema ne conviennent absolument pas, ne résistant que trop peu aux charges dynamiques… Le fil d’araignée, en revanche, pourrait-il constituer l’avenir de l’escalade ?
En attendant, voilà une réalité de terrain : arrivé dans l’usine, les machines, dont la plupart sont pensées et produites par Béal, vrombissent à plein régime. Les hommes et les femmes s’affairent. La production de la corde est un processus fascinant et méticuleux.
Un seul fournisseur au monde est capable de produire le précieux nylon qui rencontre les exigences de la marque. Une fois parvenu à l’usine, ce nylon brut, conditionné en bobines de fil, commence sa transformation. Il est chauffé pour la première étape de rétraction : le mètre de nylon, après cette étape, se rétracte de 20cm tout en conservant ses propriétés d’étirement initiales (un mètre de nylon brut peut s’allonger jusqu’à 1m20.) Béal a, par ailleurs, conçu une machine permettant de rétracter fil par fil le nylon en seulement deux minutes alors que ses concurrents y parviennent en 2h, process nécessaire qui met la matière à rude épreuve.
Pour la plupart de ses utilisation (pneus, fil de pêche etc.) cette matière doit rester très stable. Cependant, les besoins spécifiques d’une corde d’escalade imposent de rendre la matière instable : elle est dite dynamique.
Cette matière métamorphosée va être assemblée. Un fils de nylon est trop fragile pour être utilisé seul. Il faut donc en associer plusieurs ensembles pour augmenter leur résistance. Pour se faire, ils sont torsionnés ensemble. Si tous les fils sont tordus dans le même sens, la corde se mettrait à vriller, il faut donc prendre soin d'avoir le même nombre de torsion dans un sens et dans l'autre.
Plusieurs câblés constituent alors l’âme de la corde, qui lui donne ses caractéristiques mécaniques. Il faut par suite, habiller cette âme d’une gaine afin de la protéger de l’abrasion, des UV, de la poussière...
Le fil de nylon brut est tricoté en forme de « chaussettes » très lâches. Ces conditionnements de tubes à maille larges sont ensuite teintés et chauffés afin de fixer la couleur et de permettre au nylon de se rétracter (et si besoin, traiter selon le procédé « dry cover »). Le fil coloré, aux propriétés maintenant dynamiques, est détricoté pour être enroulé sur des cannettes.
Ces dernières sont installées en fonction du motif voulu sur une impressionnante machine : alors qu’elle entraine le câblé qui jaillit du centre de cet automate fou, les cannettes placées en cercle autour de celui-ci, dans un ballet nerveux, tressent la gaine colorée à la vitesse de l’éclair.
On obtient alors, tous les jours, 700m corde en tressage ordinaire ou perlé avec plus ou moins de fuseaux (bobine qui tournent autour de l’âme).
L’épaisseur de la gaine peut être modifiée afin d’améliorer la résistance à l’abrasion. Beal intervient ensuite par divers traitements chimiques qui vont apporter à la corde d’autres propriétés (hydrophobe-dry- ou anti-abrasion).
Une fois la corde produite, chacune de ses sections est immatriculée avec une fiche suiveuse (certification du type de corde, jour de production, n° de machine, n° de lot etc.) afin de garantir une traçabilité du produit optimale.
Chaque corde est ensuite pliée dans le but d’être conditionnée : encore une fois, Béal innove avec le développement d’une machine permettant un pliage rapide et exempt de torons lorsqu’on la déroule pour la première fois.
Elle est packagée et mise en sachet afin de la protéger des poussières et de l’humidité.
Mais un dernier contrôle qualité reste à réaliser : la pesée, pour s’assurer de sa longueur.
Les cordes sont fin prêtes à être mise sur le marché, mais elles sont évidemment soumises à de nombreux tests afin de garantir la sécurité des utilisateurs. La marque s’impose de tester chaque référence au moins une fois par an, ainsi que de mettre à l’épreuve chaque nouveau numéro de lot de fils : un fil témoin est travaillé jusqu’à l’obtention du produit fini.
Mais comment ces cordes sont-elles testées ? On rencontre Marc, méticuleux contrôleur qualité et rétraction, qui nous explique tout. Les cordes sont mises dans un conditionneur pendant 48h, (une sorte de grande armoire qui permet d’atteindre une température de 23°c et 52% d’humidité, ndlr). Une fois cette étape achevée, un bout de corde d’un mètre est suspendu et soumis à un poids de 10kg durant 1 minute. On mesure alors le diamètre sous ces conditions d’étirement en six points. Puis, une mesure moyenne est établie. Le mètre de corde est ensuite pesé.
La résistance des cordes est évidemment mise à l’épreuve : dans la cage d’escalier du bâtiment Béal, trône ce qui semble être un drôle d’ascenseur. C’est la tour de chute.
Un poids de 80kg est rattaché à la corde à simple testée (55kg pour une corde à double), cette dernière passe dans une plaquette (normée) restituant la tension d’un mousqueton usagé. Ce poids, qui représente le grimpeur, va effectuer une chute de facteur 2, la plus violente qui soit. Première chute : le bruit de cette cascade imposée est assourdissant. Mais la corde fait son office et le poids, malgré l’intensité du choc, rebondit à peine. On répète le processus, toujours suivant le même protocole, en prenant soin de laisser la corde « se reposer » durant 5 minutes et en vérifiant que le point de contrainte sur la corde (au niveau de la plaquette) est resté le même. Au cours des chutes successives, on constate que la corde absorbe de moins en moins l'énergie générée par la chute et donc la force de choc augmente : l’appareil est relié à un ordinateur qui calcule cette donnée en « kilos Newton », et cette mesure augmente irrémédiablement. La corde finit par céder dans fracas impressionnant. Pour rencontrer les attentes de norme, une corde à simple sur un seul brin doit résister à 5 chutes successives alors que la force de choc lors du premier essai ne doit pas dépasser 12 kN (estimation) ce qui correspond à la force maximale encaissée par un corps humain sans s’évanouir… Béal met un point d'honneur à concevoir ses cordes avec une exigence plus accrue que la charte standard, ainsi, leurs modèles dépassent bien souvent le nombre de chute réglementaire.
Longévité et bonnes pratiques
Même si le pôle recherche et développement travaille sans relâche à l’élaboration de matériel toujours plus performant, l’utilisateur se doit de s’éduquer sur les bonnes pratiques et la synergie entre les différents éléments de son équipement. « Il faut surtout comprendre son matériel et acheter le matériel adapté à sa pratique. Par exemple, il ne faut pas utiliser la même corde en salle où l'on tombe souvent et celle plus légère que l'on prend pour de l'alpinisme », explique Axel Villain, chargé de communication chez Béal.
Les cordes sont conçues pour être résistantes, même si cela varie d’un modèle à l’autre en fonction du poids et du diamètre du produits. Mais l’exposition au soleil, la silice, que l’on retrouve dans les sols et qui s’infiltre dans les mailles de la corde, sape ses qualités en cisaillant la fibre au niveau microscopique. Ou même l’exposition à certains produits chimiques, peuvent être fatals à notre matériel. « Il est surtout important, lorsqu’on travaille une voie, de laisser reposer sa corde entre deux essais pour ne pas lui infliger des chocs trop répétés au même endroit », poursuit Axel Villain.
Ainsi, replier et déplier correctement sa corde, éviter de la poser directement au sol, au contact de la poussière, ne pas marcher dessus, la ranger dans un sac à corde, la laver etc. permettent une longévité et des performances optimales. En outre, le temps d’utilisation et de stockage cumulés ne doivent pas dépasser 15 années.
Inspecter la corde manuellement après chaque sortie et tenir un carnet compilant les péripéties de sa corde, permettent de juger de son état et de la changer lorsque cela est nécessaire.
Comment savoir si une corde doit cesser de vous accompagner dans votre pratique ?
« Il est quasiment impossible de définir un nombre de chute maximum pour une corde. Chaque utilisateur a un poids différent, chute plus ou moins souvent… Une chose est sûre : si vous avez un doute sur la validité de votre corde, c’est qu’il faut en changer », conclue le représentant de la marque. L’inspection manuelle peut aussi vous aiguiller : si votre corde semble ramollie par endroit, trop raide, ou bien si l’âme est apparente, c’est que votre corde est périmée. Votre corde est morte ? Longue vie à la corde ! Pas question de simplement la jeter à la poubelle : il s’agit maintenant de la recycler ou de la revaloriser.
Depuis le milieu des années 90, les chutes d’usine de Béal sont envoyées en recyclage et, bientôt, en process « d’upcycling », et les utilisateurs peuvent ramener leurs cordes dans des points de collectes afin qu’elles se réincarnent. Mais libre à vous de faire parler votre imagination pour que ces cordes ne partent pas à la poubelle : tapis, macramé géant, assise de chaise… Votre corde finalement, pourrait rester à vos côtés encore longtemps.
La liste des points de collecte pour vos cordes en fin de vie
Exemple d’inspiration d’upcycling
Crédits photos : Beal et Orcelia Jane (travail graphique)