De ses premiers pas en Russie dans les années 60, jusqu’à une première apparition olympique cet été à Tokyo, la vitesse a suivi sa propre trajectoire dans l’histoire de l’escalade. Face aux armadas de l’Est, comment une modeste équipe de France est-elle parvenue à jouer les premiers rôles en une poignée d’années ?
Agiles, rapides, presque félins, ils sont les sprinteurs des hauteurs. En moins de 6 ou 8 secondes, ils sont capables de gravir un mur vertical de 15 mètres de haut. Une performance qui laisse rarement de marbre les nouveaux spectateurs. Apparue en compétition en 1991, l’escalade de vitesse est une discipline à part entière dans le milieu de la grimpe. Elle fonctionne selon ses propres règles, connait ses propres exigences et sacre ses propres champions. Parmi eux, deux grimpeurs représenteront la France aux prochains Jeux Olympiques de Tokyo. Anouck Jaubert et Bassa Mawem font partie des quatre sélectionnés tricolores engagés dans la course à la médaille olympique en escalade. L’occasion rêvée de mettre un joli coup de projecteur sur une discipline trop longtemps restée camouflée dans l’ombre du bloc et de la difficulté.
L’histoire raconte que l’escalade de vitesse est née en Russie dans les années 1960. « Pour être plus efficaces pour passer les cols et les obstacles naturels, l’armée soviétique équipait les barrages en escalade et remplaçait les cordes par des câbles, pour pouvoir grimper », raconte Sylvain Chapelle, entraineur de l’équipe de France de vitesse depuis sa création. Forts de cet héritage, les grimpeurs des pays de l’Est ont survolé le circuit de Coupe du monde, initié en 1998, alors que des Championnats du monde avaient déjà lieu tous les deux ans depuis 1991. Sur ce nouveau circuit, chez les hommes, les premières places sont tout de suite monopolisées par les Russes et les Ukrainiens.
Il faudra attendre cinq ans pour voir un Polonais se hisser au sommet de la hiérarchie mondiale, dix pour qu’un Chinois viennent défier les athlètes de l’Est et vingt-ans pour qu’en 2018, le Français Bassa Mawem remporte le classement mondial de la vitesse deux années de suite. Même constat dans le tableau féminin qui a longtemps réservé ses podiums aux Russes et aux Ukrainiennes avant de voir la tricolore Esther Bruckner prendre une première médaille internationale et d’être suivie par Anouck Jaubert qui s’est hissée jusqu’au premier rang mondial.
Depuis quelques années, si les asiatiques se joignent également aux débats, la majorité des pays d’Europe occidentale, eux, s’investissent toujours peu dans cette discipline (exceptée dans le cadre de la préparation olympique). Sylvain Chapelle analyse la situation : « la vitesse est moins dans les mentalités en Europe de l’Ouest. Nous avons été et sommes toujours dans la culture de la grimpe en falaise. Grimper sur un mur qui est tout le temps le même, avec des prises tout le temps au même endroit, ça peut paraitre lunaire. Quand tu vas en falaise à la recherche constante de nouveautés, que ce soit pour un rocher différent, des prises nouvelles, des colonnettes, des réglettes, des plats… je peux comprendre qu’en vitesse tu te dises : ce n’est pas ce que je veux faire, je ne viens pas chercher ça. C’est difficile de faire évoluer les mentalités du jour au lendemain. Et de faire comprendre que : non, en fait la vitesse c’est sympa, on peut faire des trucs cools. C’est sûr que ce ne sera pas comme aller grimper en falaise, ce sera autre chose. Il faut aussi que ça passe par les clubs et les entraineurs. Les asiatiques et notamment les Indonésiens arrivent sans préjugés car ils n’ont pas de passé fort en escalade. Ils ont tout créé, sans se poser de questions. Ils ont mis en place les structures et se sont entrainés pour rattraper leur retard. Il n’y a pas besoin de grosses infrastructures pour progresser vite et bien en vitesse et les pays qui n’ont pas une grosse culture escalade l’ont bien compris pour rattraper le niveau. Et là ils commencent à nous faire mal ! ».
Les Français aussi ont dû se structurer avant de titiller les buzzers des murs verticaux, même si les premières performances individuelles, alors confidentielles, remontent à 1991, année des premiers Championnats du monde de la discipline. À cette époque, Agnès Brard et Jacky Godoffe remportaient les premiers titres de vice-champions du monde de la discipline. En 1995, Nathalie Richer et Cécile Avezou signaient un doublé. C’est en 2009 que la FFME officialise la création d’un groupe dédié à la vitesse. Managé dès le commencement par Sylvain Chapelle, ce dernier se souvient des premiers balbutiements d’un groupe qui a vite su faire ses preuves : « on a misé sur les jeunes. Mais il a fallu composer car nous avions seulement 1 500 € de budget pour la saison. » Ultra motivé et disponible pour ce nouveau projet, Sylvain Chapelle s’organise. Les stages se font chez lui, à d’Échirolles, en Isère. Il cuisine et héberge tout le groupe. « On dormait tous à la maison, s’amuse-t-il aujourd’hui. Il y en avait quatre ou cinq par terre, dans le salon, et deux dans le canapé. » Pour le côté sportif, la mairie leur donne accès au gymnase, « à condition de faire le ménage après nos séances ». Esther Bruckner se souvient de ses premières années en équipe nationale : « Nous avions très peu de moyens mais il y avait une grande disponibilité de Sylvain. Nous avions quand même beaucoup d’entrainements et un vrai suivi, il n’y avait pas de manque. L’émulation au sein de l’équipe était, elle aussi, très bonne. » Une situation qui a vite instauré un climat familial au sein de l’équipe, la convivialité devenant l’ADN des grimpeurs français. Anouck Jaubert, arrivée en 2011 au sein du collectif, n’a pas connu ces années de système D. Par contre, elle a déjà vu défiler « plusieurs générations de grimpeurs ». Elle constate que l’ambiance, toujours conviviale, ne change pas au fil des ans. « Le gros avantage de la vitesse, c’est que nous nous entrainons tous ensemble à Voiron. Nous nous connaissons au quotidien et quand on part en stage ou en compétition, tout se fait naturellement puisque nous avons l’habitude d’évoluer ensemble. »
Bien qu’excellente, l’ambiance ne fait pourtant pas tout. « Au début, techniquement, nous avions dix ans de retard sur les autres nations, analyse Sylvain Chapelle. Il a fallu s’investir à bloc, réfléchir aux points déterminants de la performance en se posant la question : qu’est ce qui fait qu’on va pouvoir gagner à un moment donné ? Nous avons décortiqué les mouvements et structuré les entrainements. Au début, toutes les « compètes » ne se faisaient pas sur la voie du record, donc c’était difficile de s’adapter. » Pensée en 2007 par un Français, Jacky Godoffe, la voie du record va amener une nouvelle dimension à l’escalade de vitesse. Et une autre manière de s’entrainer en répétant toujours la même voie, un plus dans la progression de la sélection tricolore. Un an après la création du collectif national, les résultats commencent à payer. Les Championnats du monde jeunes sacrent Esther Bruckner vice-championne du monde junior, Margot Heitz et Thomas Dupin terminent, eux, quatrièmes.
La machine est lancée mais il y a toujours du travail. Alors l’équipe, toujours entrainée par son créateur, se remet au boulot. Pour voir les premiers efforts récompensés en 2012. Cette année-là, les filles cartonnent. Anouck Jaubert et Esther Bruckner remportent les médailles d’or et d’argent aux Championnats du monde juniors. Esther Bruckner enchaîne avec la première victoire en Coupe du monde française de l’histoire de la discipline, en battant par la même occasion le record du monde. « Le grand chelem », comme aime le dire l’entraineur des bleus. Et un moment historique pour l’escalade tricolore. Les performances des garçons, elles, arrivent un peu plus tard avec les démonstrations de Bassa Mawem, qui décroche son premier podium en Coupe du monde en 2014 avant de remporter le titre de vice-champion du monde en 2018 et de s’imposer cette année-là, puis en 2019, au classement général de la Coupe du monde.
A l’époque peu dispensée dans les clubs, la vitesse semble s’apprendre sur le tas et beaucoup d’athlètes se retrouvent « là par hasard », « pour essayer » avant de se découvrir une réelle addiction pour la recherche du geste rapide et parfait. Membre de l’équipe de France de difficulté quand elle a découvert la vitesse, Esther Bruckner se souvient de cette discipline comme d’une activité complémentaire qui lui permettait « de (se) défouler. J’en avais besoin, ajoute la grimpeuse. Au début c’était un peu compliqué parce que je n’avais pas les qualités pour et que la progression n’allait pas aussi vite que je l’espérais. Mais j’aimais car j’arrivais plus à extérioriser qu’en bloc ou en difficulté. » Petit à petit, elle délaisse la difficulté pour se consacrer à la vitesse : « je me suis vite rendu compte que je pouvais aller chercher les premières places aux Championnats du monde, et ça, ça me plaisait. » La suite de l’histoire lui aura donné raison. Plus accessible que la difficulté ou le bloc, la vitesse séduit les grimpeurs et les petites nations par sa facilité d’accès au haut-niveau comme l’expliquait Bassa Mawem dans une interview donnée en décembre dernier. « On peut devenir fort très vite. Il suffit de bien s’entraîner, et on atteint un bon niveau mondial, comme un top 20 en Coupe du Monde au bout de 4/5 ans » (ndlr : citation tirée de https://planetgrimpe.com/).
Une image qui porte préjudice à la discipline en France et qui incite à la critique. On entend, par-ci, par là, sur les réseaux sociaux, que l’escalade de vitesse « n’est pas un sport » ou toutes sortes de critiques dans le genre. Souvent touché au vif par ces remarques, Sylvain Chapelle se force pourtant à ne pas répondre. « Quand j’entends ça, je me dis qu’il vaut mieux continuer de s’entrainer pour que les résultats parlent d’eux même. Mais c’est sûr que quand tu t’investis à fond, que tu passes des heures et des heures avec les grimpeurs à l’entrainement et qu’on te dit que ton sport c’est de la merde, ça fait mal. »
Face aux remarques, Anouck Jaubert préfère, elle aussi, garder le silence pour se concentrer sur son entrainement : « Ça ne fait jamais plaisir de lire des choses comme ça, peut-être que les gens qui écrivent ces bêtises s’ennuient devant leurs écrans. C’est juste dommage. Isoler la discipline à Paris en 2024 peut avoir deux effets : soit, comme il y a une médaille olympique à la clé, les grimpeurs continuent de s’entrainer à fond en vitesse, soit comme la discipline paraît mise de côté, on la laisse à nouveau tomber au détriment du bloc et de la difficulté. J’attends de voir en espérant que ce sera la première option qui se déroule ! »
Loin de s’apitoyer sur leurs sorts, les grimpeurs français construisent déjà leur avenir. Au programme de l’équipe de France de vitesse, plusieurs pistes de travail. À commencer par l’utilisation de la science pour continuer de déchiffrer cette discipline qui se construit sur des détails. « Nous travaillons avec un chercheur et équipons les athlètes d’accéléromètres pour comprendre où et comment ils accélèrent, explique l’entraineur des grimpeurs français les plus rapides. Ce premier axe de travail basé sur de la DATA va nous permettre d’apporter des réponses pertinentes pour optimiser les entrainements. » Une préparation mentale plus poussée et généralisée à l’ensemble de l’équipe fait aussi partie des priorités de Sylvain Chapelle et de son équipe à l’horizon Paris 2024. « En vitesse, il y a deux compétitions dans la compétition, détaille ce dernier. Il y a les qualifications, où c’est toi contre toi, et les phases finales, où c’est toi contre les autres. Il faut être capable de switcher d’un mode au suivant en quelques minutes. » Le staff se penche aussi sur l’alimentation, « pour que les athlètes aient le bon carburant en compétition et à l’entrainement » mais aussi sur la récupération. « On explore tous les domaines pour être les meilleurs à Paris », termine le coach.
Côté infrastructures, en France, les choses ne cessent d’évoluer. Il est loin le temps où tout le monde se retrouvait à Échirolles et devait faire le ménage en fin de séance. Le mur de vitesse officiel est désormais à Voiron, au pôle France. La structure, utilisée pour les Championnats du monde 2012 de Paris, a déjà été changée une fois, en 2016. « Des sections ont aussi été mises en place à l’intérieur pour pouvoir travailler intrinsèquement chaque mouvement », apprécie Anouck Jaubert, qui se projette sur Tokyo mais aura arrêté sa carrière pour Paris 2024.
Toujours en extérieur, le mur de vitesse devrait quant à lui être accompagné d’une structure nouvelle pour que les athlètes puissent s’entrainer en intérieur. Sylvain Chapelle : « l’hiver, quand il pleut, qu’il neige ou qu’il fait moins dix degrés dehors, ce n’est pas facile tous les jours de s’entrainer en extérieur. Quand en Indonésie, à la même période, il fait vingt degrés, forcément tu ne fais pas le même travail. Surtout sur des sports nécessitant des qualités de vitesse et d’explosivité. » Un gain de productivité qui pourrait conforter les Français sur les plus hautes marches des podiums. Avec les Jeux Olympiques en ligne de mire, le plus beau des défis attend les grimpeurs tricolores. Le début de l’histoire est sur le papier, à eux d’en écrire la suite…
Crédits photos : FFME, IFSC. Travail graphique : Orcelia Jane.