« La FFME est prête à assumer ses responsabilités liées aux sites naturels d’escalade qu’elle a conventionnés. Mais il faut que nous soyons tenus responsables d’éventuelles fautes que nous commettons. Le risque juridique que nous encourons aujourd’hui dépasse largement ce cadre. Il est simplement déraisonnable. » Le constat est sévère. Mais il est réel. Oui, la FFME est face à un challenge de taille dans la gestion des sites naturels d’escalade. Et oui, la fédération se donne les moyens de le relever. Explications.
Les faits. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Pour tout comprendre, il faut revenir en 1985. L’heure est alors au développement de l’escalade tous azimuts. Les falaises de l’Hexagone se voyaient colonisées par les grimpeurs en collants fluo, à l’affut du moindre morceau de rocher à taquiner.
A la suite d’une menace d’interdiction concernant le site phare de Buoux (alors l’épicentre de la haute difficulté dans le monde de l’escalade), la FFM (l’ancêtre de la FFME) élabore les premières conventions de transfert de responsabilités. Puis, pour permettre au plus grand nombre d’accéder au fabuleux patrimoine rocheux que compte notre pays, la FFME a décidé de poursuivre ce mouvement pendant plusieurs décennies.
Pour convaincre les propriétaires privés et les collectivités territoriales de laisser gratuitement les grimpeurs pratiquer sur leur terrain, la fédération s’est lancée dans une grande politique de conventionnement des sites de pratique. Le cœur de ces conventions ? La fédération devient - contractuellement - gardienne des sites conventionnés, afin de dégager le propriétaire de sa responsabilité liée à un accident d’escalade. Problème, ce statut de gardien implique l’application du régime de la responsabilité sans faute en cas d’accident et de dommages subis par une victime.
La responsabilité sans faute… Mais encore ? Explication. Cela signifie que si un accident survient sur un site conventionné, le juge pourra appliquer la logique suivante:
Question 1 : qui est responsable du site ? Réponse : la FFME.
Question 2 : quel est le régime de responsabilité applicable ? Réponse : la responsabilité sans faute.
Question 3 : pas de question 3. La FFME est condamnée.
C’est schématique, mais c’est en substance ce qu’il se passe : la FFME est responsable. Point. Quel que soit l’évènement, la fédération aura à dédommager les victimes. Vous l’aurez compris, voilà une logique bien compliquée à gérer pour la FFME. D’autant qu’en près de 30 années de politique d’ouverture, près de 1100 conventions ont été signées. Avec aujourd’hui, quelques 1029 conventions encore actives.
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« C’est une très grande facilité d’accès, certainement quelque chose d’unique. Cela a indéniablement permis un développement plus rapide de la pratique. »
Alain Renaud,
directeur général adjoint de la FFME
Heureusement, pendant plus de 25 ans d’escalade joyeuse et débridée, il n’y a pas eu de souci. « La FFME assume la responsabilité de la pratique sur les sites qu’elle a conventionnés pour les licenciés et non licenciés, pour les Français et pour les étrangers. C’est une très grande facilité d’accès, certainement quelque chose d’unique. Cela a indéniablement permis un développement plus rapide de la pratique. Mais il est aussi vrai que nous avons manqué de discernement quant au conventionnement de certains sites », assume Alain Renaud, directeur général adjoint de la FFME.
25 ans sans procédure judiciaire. Une sorte d’état de grâce, qui a malheureusement connu un terme tragique. Il s’agit de l’accident que l’on appelle dans le milieu fédéral, l’affaire de Vingrau. Un accident grave d’escalade en réalité, qui s’est produit le 3 avril 2010 sur une falaise appartenant à la commune précitée, située dans les Pyrénées-Orientales (66). M. X…, guide de haute montagne, et sa compagne, Mme. Y…, escaladaient ce jour-là une voie, lorsqu’un gros bloc de pierre s’est détaché de la paroi sur laquelle ils progressaient. Les deux grimpeurs furent sérieusement blessés, Mme. Y…, ayant notamment dû subir une amputation. Voilà en substance ce que dit le jugement du tribunal de grande instance (TGI).
Six ans après les faits, en 2016, le TGI de Toulouse condamnait la FFME, et donc son assureur, à verser aux victimes la somme de 1,2 million d’euros, « Dans une motivation pour le moins laconique, les magistrats toulousains ont jugé que la FFME devait être déclarée entièrement responsable de cet accident sur le fondement de l’article 1242 alinéa 1 du code civil (responsabilité du fait des choses) », explique Franck Lagarde, avocat au Centre de droit et d’économie du sport. La fameuse responsabilité sans faute.
La douche froide. Voilà un précédent qui, s’il fait jurisprudence, pourrait avoir de lourdes conséquences. D’autant que, l’acceptation des risques par la victime n’est pas une cause d’exonération de la responsabilité du gardien et donc de la FFME. Parce qu’on vous voit venir : oui, vous êtes convaincu que l’escalade est une activité qui peut comporter des risques, que chaque pratiquant peut accepter. Et ce, même si les sites aménagés dans le cadre fédéral offrent le maximum de garanties de sécurité possible.
Néanmoins, vous vous dites peut-être que si un tel accident vous arrivait, vous n’iriez pas chercher des réparations ? Que ça fait partie de « l’équation » ? Et bien, ce n’est pas aussi simple : des accidents aussi lourds engendrent des coûts insurmontables, qui inciteront à rechercher un tiers responsable.
Conclusion : la FFME est bien face à un challenge de taille dans la gestion de ses sites naturels d’escalade.
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« Il n’est pas question de transiger sur un point : la liberté d’accès aux sites d’escalade reste une priorité de la FFME. C’est notre ADN. Alors l’implication de la fédération est totale : les élus et les salariés impliqués sur le dossier, n’économisent pas leurs efforts »
Alain Renaud,
directeur général adjoint de la FFME
De ces différentes sessions de travail, de ces grands rendez-vous fédéraux, une stratégie a émergé. La fédération a redéfini les contours de son action en faveur des SNE, et le conseil d’administration du 13 mai 2017 a officialisé cette nouvelle approche. Avec deux grands axes de travail à la clé.
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« La FFME entend prendre ses responsabilités. Mais seulement celles qu’elle peut assumer, et pour lesquelles elle a - avec ses comités territoriaux - un réel savoir-faire : la FFME tient à rester l’institution qui assure une gestion efficace et raisonnée des sites naturels d’escalade. »
Rémy Moutardier,
vice-président de la FFME
1. Mettre en œuvre un principe de partage équilibré des responsabilités avec les propriétaires sur les sites conventionnés
Premier axe de travail, le partage des responsabilités. Pourquoi, alors que les propriétaires publics des sites naturels bénéficient souvent de la présence des grimpeurs sur leur territoire, la FFME doit-elle supporter l’ensemble des responsabilités liées au site ? « Nous souhaitons que l’escalade puisse s’inscrire dans un schéma qui existe déjà pour d’autres activités de plein air. Que nous puissions bénéficier des mêmes conditions que la plupart des pratiques… », précise Alain Renaud.
Explications. De nombreuses falaises sont situées sur le domaine public. « Il est souvent dans les objectifs des collectivités territoriales de développer les pratiques outdoor sur leur territoire. Et dans ce cadre, elle peut tout à fait devenir la gardienne du site », explique Alain Renaud. D’autant que ces dernières sont soumises à un régime de responsabilité différent et moins contraignant.
La FFME est donc partie à la rencontre des représentants des collectivités territoriales, pour leur exposer le problème et les convaincre de travailler dans cette nouvelle direction. « Dans un premier temps, les conseillers techniques nationaux proches du dossier vont rencontrer leurs homologues dans les comités territoriaux, afin d’étudier les situations de chaque territoire et de confronter les différents points de vue. Pour qu’en fin de compte, ils soient les mieux armés possibles pour convaincre les collectivités », explique Marco Troussier, conseiller technique national en charge du dossier, avec le CTN Jonathan Crison.
Les avancées sur cet axe de travail ? « Nous sommes allés présenter notre approche à plusieurs chargés de mission au sein de différents échelons de la représentation territoriale. Et il faut bien dire que notre discours est entendu. S’il reste des freins, il semble évident que les collectivités sont prêtes à faire bouger les lignes et qu’elles aiment avoir la FFME comme interlocuteur pour parler d’escalade », explique Marco Troussier.
Et de poursuivre : « il ne faut pas avoir peur de ce dossier. Nous disposons d’une belle boîte à outils et arrivons avec de solides arguments. Ils sont toujours entendus, et pour peu que la collectivité ait un intérêt à développer l’escalade sur son territoire, les discussions progressent bien. Il nous faut sortir de l’entre-soi : nous, grimpeurs, ne sommes plus seuls. Nous sommes légitimes à demander du soutien. La progression de l’escalade dans notre pays est telle, que nous sommes écoutés, parfois attendus. »
Une réussite de terrain à nous exposer Marco ? « L’accord avec l’Office national des forêts bien sûr, pour la promotion et la gestion des sites naturels d’escalade situés dans les forêts domaniales. S’il se place sur un terrain assez particulier, cet accord prouve en tout cas que nos arguments peuvent convaincre, que le modèle que nous proposons trouve preneur, et que notre travail peut aboutir à de vraies avancées. C’est prometteur », assure le conseiller technique national. Alors bien sûr, il reste du travail. Il reste des points de blocage. Mais il a bien matière à voir l’avenir de manière optimiste. D’autant que la FFME a plus d’une corde à son arc…
2. Tenter de faire évoluer la législation
Et oui, n’ayons pas peur des mots, cela s’appelle du lobbying. Une pratique entachée d’opprobre en France, largement assumée un peu partout dans le monde, mais qui n’a - intrinsèquement - rien de maléfique. Quand la cause est juste en tout cas…
L’objectif de la FFME dans ses rencontres avec les parlementaires français ? Revenir sur le principe de la responsabilité sans faute, « pour que la responsabilité civile des propriétaires et gestionnaires de sites naturels ne soit engagée au titre des dommages causés ou subis à l’occasion de la pratique des activités sportives et de loisirs qu’en raison de leurs actes fautifs ». Autrement dit, que les propriétaires et les gestionnaires (la FFME sur de nombreux sites) des sites ne soient condamnés que s’ils commettent une faute.
Faire changer la loi… Vous sourcillez. Pourtant, des rencontres au Sénat ont été réalisées. Des discussions ont débouché sur la rédaction d’un projet de proposition de loi. Qu’est-ce qu’un projet de proposition de loi ? C’est le texte qui est ensuite soumis par un groupe de parlementaires aux deux chambres du parlement (Assemblée nationale et Sénat), pour être discuté et – avec un peu de chance - retenu. Voilà.
« Compte-tenu de la valse des majorités, c’est un long processus, ne nous mentons pas. Mais encore une fois, nous sommes confiants : nos interlocuteurs ont compris notre point de vue et ont adhéré à nos idées », poursuit Rémy Moutardier. La suite ? De nouvelles rencontres avec la majorité en place, pour leur présenter la situation et leur faire part des avancées.
Le frein à l’évolution de la loi ? « Le législateur pense au sort de la victime. Il faut qu’elle soit indemnisée au bout du processus. Avec la responsabilité sans faute, c’est facile. Lorsqu’il faut prouver la faute, ça l’est un peu moins. Mais encore une fois, nos arguments sont bons. Nous avons bon espoir que cela aboutisse et l’intérêt des pouvoirs publics pour la promotion des activités sportives de plaine nature est réelle, cela constitue un environnement favorable », explique Alain Renaud.
Dans le cas où les deux leviers d’action finissent par aboutir ? Nous entrerons dans une nouvelle ère de gestion raisonnée et précise des sites, où toutes les pratiques doivent pouvoir se développer.
« Une fois les aspects juridiques éclaircis et apaisés, la question des coûts d’aménagement et d’entretien des sites se posera immanquablement et doit amener tous les acteurs (fédération, collectivités, équipeurs, professionnels, utilisateurs…) à occuper leur juste place. Il y a encore beaucoup de travail nous devons absolument dépassionner le débat pour gagner en efficacité, mais nous sommes en route », conclut le directeur adjoint de la FFME.
C’est un défi peu ordinaire auquel est confronté la FFME dans ce dossier. Il ne sera relevé que grâce à une mobilisation forte de tous les acteurs. En amont, la préparation des outils mis à disposition des comités territoriaux (contrats type, argumentaires, financement…) a nécessité beaucoup d’énergie. En aval, les comités devront affuter leurs arguments et s’armer de patience pour rencontrer et convaincre les administrations locales. Que les bénévoles qui s’engageront dans ces actions en soient remerciés à l’avance. Ils auront œuvré pour que l’escalade en falaises continue à nous offrir le plaisir de la variété, du contact avec le rocher sur les lignes que des équipeurs passionnés ont ouvertes et continueront de dessiner.
Crédits photos : FFME