De 1981 à 2020, 39 années sépareront la première compétition internationale des grands débuts de l’escalade olympique. Une quête du graal sportif chahutée par des opposants farouches et nombreux, mais en laquelle d’opiniâtres conquérants ont cru ardemment. Récit, en deux parties, de la grande aventure de la compétition en escalade.
Jusqu’aux années 80, l’escalade était un sport qui se pratiquait sans dossard, principalement en site naturel. Le célèbre documentaire « La vie au bout des doigts » de Jean-Paul Janssen a levé le voile sur cette pratique, mettant à l’honneur l’escalade libre, via la vie de nomade de Patrick Edlinger. Ils seront ensuite de plus en plus nombreux à chercher à attirer l’attention des médias pour essayer de vivre de leurs sponsors.
La vitesse russe lance les hostilités
Au même moment, en URSS, l’escalade se développe aussi, mais ne va pas exactement dans le même sens. Ils la conçoivent axée sur la confrontation directe entre les athlètes, et se focalisent sur la rapidité d’exécution. En 1981, la ville de Yalta, au bord de la mer Noire, organise une première grande compétition de vitesse et y convie les différents noms de l’escalade mondiale.
« J’ai été invité pour la deuxième édition de cette première grande compétition internationale, témoigne Jacky Godoffe. Une compétition de vitesse en falaise. Un concept étonnant et novateur, porté par un concept archaïque : nous étions assurés en moulinette par des câbles d’acier et devions réaliser, le plus vite possible, des voies allant de 50 à 100m. »
A sa grande surprise, Jacky Godoffe y décroche la médaille d’argent. Une médaille sportive qui aura une répercussion politique insoupçonnée. A son retour en France, Jacky reçoit la médaille d’or du ministère de la Jeunesse et des Sports et obtient, le statut d’athlète de haut niveau. Une distinction qui marque le point de départ, en France, de la pratique de l’escalade de compétition.
Un départ houleux
Le processus est amorcé. Les institutions jouent le jeu et voient l’intérêt de se lancer dans l’aventure de la compétition. Seulement, le modèle de l’escalade de vitesse russe ne correspond absolument pas à l’état d’esprit des grimpeurs français, ni même des pratiquants européens. L’idée de règlementer l’escalade secoue fortement le microcosme du « freeclimbing », si fier de sa singularité. Si bien qu’en 1985, les meilleurs grimpeurs du moment, très hostiles à l'idée de pratiquer un sport « comme les autres », appellent au boycott via le « Manifeste des 19 ». Un texte qui s'oppose au principe même de compétition en escalade. Il sera signé par plusieurs grimpeurs de renom, dont Patrick Berhault, Catherine Destivelle, Jean-Claude Droyer, Antoine et Marc Le Menestrel, ou encore, Jean-Baptiste Tribout. Pourtant, nombre d’entre eux ne résisteront pas longtemps « aux trompettes de la renommée ». Catherine Destivelle remportera même une des premières compétitions européennes sur les falaises de Bardonecchia (ITA), le 7 juillet de la même année.
« Pour cette grande première sur le sol européen, j’avais été appelé en amont par l’organisateur, se rappelle Jacky Godoffe. Il avait d’ailleurs contacté la plupart des grimpeurs médiatisés de l’époque, pour savoir comment nous imaginions le règlement. Tout était à inventer ! »
Pour cette compétition, une voie de difficulté et une voie de vitesse étaient proposées aux grimpeurs. Et, comme à Yalta, l’assurage était réalisé grâce à un câble d’acier fixé sur une poulie.
La très règlementaire « note de style »
La France se lance peu de temps après, organisant une compétition au Biot en Haute- Savoie. Elle a engendré de telles dégradations (taille de prises sur la falaise, arbres coupés pour installer les spectateurs, déchets abandonnés…) et de telles tricheries (observation et essais des voies avant la compétition par certains grimpeurs) que les organisateurs décidaient immédiatement de se tourner vers l’indoor, pour des formats de compétition aux paramètres plus maîtrisables.
Les « masters internationaux » voient peu à peu le jour, en Italie, en France, puis en Espagne, aux Etats-Unis et en Angleterre. Mais rien n’est joué : la complexité et la diversité des formes d'escalade rendent la rédaction d’un règlement officiel particulièrement ardue. On hésite entre prendre en compte le temps passé dans la voie, le style d’exécution, la plus haute prise atteinte ou la combinaison des trois critères pour éditer un classement.
« En 1986, j’étais juge de style sur le master d’Arco, se remémore Françoise Lepron. Nous étions plusieurs d’ailleurs, équipés de grilles de notre conception, avec chacun des critères complètement différents pour parvenir à mettre une note sur « l’art du grimper beau ». Et bien croyez-le ou non, nos notes étaient relativement cohérentes. »
Néanmoins, avec l’arrivée de grimpeurs performants, mais au style peu catholique, la note de style est vite abandonnée.
Petites grèves entre amis
Les grimpeurs de l’époque ne simplifiaient pas la tâche des organisateurs, et partaient régulièrement dans des contestations concernant le règlement, rendant les compétitions particulièrement complexes à organiser
« Les règlements changeaient à chaque compétition, et parfois même pendant la compétition, s’ils avaient le malheur de ne pas convenir à certains grimpeurs, explique Jacky Godoffe. Il est arrivé que des athlètes boycottent une compétition ou fassent grève en interdisant l’accès au public par exemple, comme lors d’un des premiers masters de Grenoble. Si certains des plus forts du moment n’étaient pas qualifiés en finale, ils pouvaient remuer ciel et terre pour empêcher la compétition de se dérouler. »
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« La compétition était un monde à découvrir et à inventer. »
Jacky Godoffe,
Cadre technique national.
18 minutes dans les voies
A vouloir trop se référer à la pratique en falaise, les compétitions d’escalade s’éternisaient sur de longues heures. « En falaise, les grimpeurs avaient tout leur temps, il a donc été complexe de réduire ce paramètre en compétition, et nous en sommes arrivés à des hérésies », poursuit Jacky Godoffe. « En 1988, pour le deuxième Mondial d’escalade indoor de Grenoble, j’étais promu mesureur. Pendu sur une corde fixe, je devais me déplacer avec deux poignées et suivre chaque geste du grimpeur en action. A sa chute, je plaçais un petit réflecteur scotché au bout d'une canne à pêche sur le dernier point atteint par le grimpeur. Puis un géomètre, placé au sol, relevait cette hauteur avec une précision millimétrique pour établir le classement, se rappelle Christophe Billon, cadre technique national. Chacun, sentant la chute arriver, se jetait alors pour tenter de grapiller quelques centimètres supplémentaires. Lors des finales, le temps accordé aux compétiteurs, ou plutôt aux stars du « freecliming » s’essayant à la compétition, était laissé à l’appréciation des ouvreurs, temps auquel s'ajoutait une marge confortable pour que la star se sente libre d’exprimer son art en toute quiétude. »
« Dix-huit minutes furent accordées pour ces finales. Et donc, pendant que pendu sur ma corde statique mes deux jambes bleuissaient, les qualifiés arrivaient sur la scène de la Halle Olympique de Grenoble dans le plus grand relâchement. Ils marchaient calmement, posaient leur sac à dos, observaient la voie, puis retournaient vers leur sac pour en sortir une paire de chaussons et un baudrier emmêlé. Le tout admiré par un public conquis, dans un silence de cathédrale. Il n’était donc pas rare de finir les podiums à 2 heures du matin. Et pour le mesureur que j’étais, d’avoir besoin d’une bonne heure de repos avant de retrouver l’usage de mes jambes. »
La période faste de la grande médiatisation
A l’époque, l’escalade était déjà sous les feux des projecteurs. Les premières compétitions brassaient, elles aussi, quantité de médias et de télévisions. « En 1988, à Bercy, nous avions trois heures de direct à la télévision. L’escalade était très médiatisée, et Isabelle Patissier ou Patrick Edlinger étaient de vraies stars. Mais nous n’avions aucune expérience en matière d’organisation d’événement. Il fallait tout inventer, témoigne Marco Troussier, conseiller technique national. Pour éviter une révolution des compétiteurs et une catastrophe médiatique, je me rappelle avoir fait le tour de l’isolement en leur faisant signer, à chacun, un papier qui attestait qu’ils respecteraient le règlement, sans contestation. Mais le plus compliqué à gérer fut indéniablement le paramètre « temps ». Les murs à l’époque étaient peu déversants, avec beaucoup de reliefs sculptés. Ces profils empêchaient de grimper vite, et certains grimpeurs passaient plus d’un quart d’heure dans les voies, sans musique, dans un silence glacial. »
« Je me rappelle d’une tribune où un journaliste grand public avait titré : L’escalade, aussi excitante que de regarder de la peinture qui sèche », s’amuse Jacky Godoffe. Cela ne nous a pas aidés à maintenir l’intérêt médiatique des premiers temps. »
A suivre...
Crédits photos : Françoise Lepron, Liv Sansoz, FFME