Fred Degoulet, Hélias Millerioux et Benjamin Guigonnet, alias « le gang des moustaches », ont réussi l’exploit, le 19 octobre dernier, d’ouvrir une nouvelle voie dans la face Sud du Nuptse pour atteindre le sommet ouest, le Nuptse Nup II (7 742 m). Retour sur une folle aventure humaine à la conquête d’une des voies les plus techniques de la chaîne himalayenne.
Sous le regard de l’Everest, à 7 742 mètres d’altitude, ils pleurent. Trois moustachus français, perdus dans l’immensité himalayenne, savourent ce moment hors du temps. Cet instant qu’ils ont tant imaginé, rêvé, espéré est enfin arrivé. Il aura fallu trois années et trois tentatives à Fred Degoulet, Hélias Millerioux et Benjamin Guigonnet pour atteindre le sommet du Nuptse par sa face Sud. « J’ai dû pleurer seulement deux fois dans ma vie en montagne », se souvient Fred. En cet après-midi du 19 octobre 2017, les larmes ont coulé sur les six joues moustachues de la cordée. Ils signent une réalisation d’envergure : la cinquième ascension du Nuptse, la seconde en style alpin, de ce mythique sommet ouvert en 1961. « Tu te dis, ça y est, nous avons enfin concrétisé deux ans d’acharnement. Tout se libère d’un coup. C’est comme si nous avions découvert l’Amérique ! » Leur Amérique à eux se dévoile : la blanche chaîne himalayenne se dresse devant leurs visages, bouffis, rosis, meurtris par une exigeante ascension de six jours.
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« Aller là-haut c’est fou. Ce paysage, ce ciel bleu profond, ça te scotche. Tout marche au ralenti. C’est une émotion unique et rare. Un rêve que tu partages à plusieurs »
Benjamin Guigonnet
Il est 15 heures, il fait beau, les trois guides se permettent le luxe d’ôter leurs gants face à ce silencieux paysage minéral, neigeux, rocheux. Pendant une demi-heure, ils se sentent rois du monde, voisins de l’Everest, unis par cette expérience qui restera sûrement l’une des plus belle de leurs vies. « Partout, il y avait de montagnes belles, nettes. Nous avons pris des photos, des vidéos, appelé nos familles, témoigne Fred. Peu de personnes sont arrivés à ce sommet. Nous en avons profité pour tous ceux qui n’iront jamais. » S’attaquer à ce sommet népalais n’était pas une mince affaire. Quatre kilomètres de large pour plus de 2200 mètres de haut. Les trois acolytes défiaient là un monstre de neige, de roche et de glace.
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« Depuis la vallée, le Nuptse ressemble à une muraille. Pendant l’approche, tu marches trois jours avec la sensation de ne jamais l’atteindre. Il se passe quelque chose de puissant »
Hélias Millerioux
Pour ajouter du panache à leur performance, les trois guides ont réalisé cette ascension dans le plus pur des styles, le style alpin. Totalement autonomes, sans sherpas, cordes fixes ou oxygène, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes et leur matériel. Tout a d’ailleurs été savamment étudié, pesé, testé avant de se lancer. « Entre le rassemblement du matériel, la logistique, les transports, il faut compter environ six mois de préparation sur un tel projet, explique Hélias. Le matériel est essentiel. À chaque expédition nous partons avec du matériel neuf. » Les sangles des masques, sacs à dos, lampes frontales ont été remplacées par des bouts de ficelle pour s’alléger. La nourriture a été ingénieusement calculée : « Nous avions des céréales, des poudres et boissons de l’effort pour le matin. Deux barres et autant de gels énergétiques chacun pour la journée. Le dîner était composé d’une purée et de saucisson. », raconte Fred.
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« Plus tu montes, moins tu as faim. Il faut se forcer. Te connaître et savoir ce que tu dois manger est une des clés de la réussite »
Fred Degoulet
Sept jours et demi, et six bivouacs sur la montagne avec une seule obsession : atteindre le sommet. « Nous pensions que les deux premiers jours seraient les pires », se remémore Hélias. Ils n’étaient effectivement pas faciles. Mais les suivants se sont avérés tout aussi coriaces sur une face plus sèche que lors de leurs deux dernières tentatives de 2015 et 2016 (abandon à 7350 mètres). « Il y avait cette pression d’arriver plus haut que la dernière fois, explique Benjamin. Ça ajoute une difficulté. Quand tu sais ce qui t’attend tu vois tous les mauvais côtés. Quand tu découvres, tu le fais avec un regard d’enfant. Mais quand tu reviens, ce n’est pas la même affaire ». Hélias ajoute : « Chaque jour était une victoire sur l’ascension. Plus tu montes en altitude plus le sommet te paraît loin, c’était très éprouvant ».
Seuls les bruits des chutes de pierres et de glace viennent troubler le calme de la montagne. « Par rapport aux autres expéditions nous parlions peu. Nous étions très concentrés, analyse Fred. Le mental est essentiel. Si tu te laisses aller, le corps fait de même. » Pas loin d’être devenus un objet de psychose, les chutes de pierres et de débris prennent beaucoup de place dans l’esprit de la cordée. Certains en rêvent la nuit, d’autres pensent timidement à faire demi-tour.
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« Le doute était permanent. La tente cassée, un copain fatigué, des chutes de pierres. Par moment tu en as marre »
Benjamin Guigonnet
Des doutes qui ne ternissent pas leur motivation. « Sur cette face, l’engagement a été très progressif. Il y avait une énorme tension nerveuse. Tu fais ce que tu sais faire mais les chutes de débris représentaient une grosse part d’imprévue, avoue Hélias. On a mis notre destin entre les mains de cette puissance montagne. On lui a fait confiance. Il y avait chez nous une tolérance à l’engagement assez singulière. Dans les Alpes, nous n’aurions jamais pris autant de risques ». Un constat partagé par Benjamin : « nous ne sommes pas suicidaires. Nous choisissons normalement des itinéraires moins risqués. Là-bas, l’ampleur de la face et la voie prend le dessus sur tout. Tu finis par te sentir vulnérable. C’était particulièrement difficile pour moi car je vais être papa. »
Chacun dans leurs bulles, ils évoluent au fil des jours vers les bivouacs préalablement repérés aux jumelles. Étape par étape, « sinon c’est la panique ». Environ deux heures de pelletage et de préparation avant de retrouver le sommaire cocon de leur unique tente partagée à trois. Cette dernière a failli leur faire faux bond sur le troisième bivouac, le vent fort cassant un des arceaux. Réparé avec du scotch, les alpinistes ont continué à se faire bercer par la montagne et ses magnifiques couchers de soleil. L’effort était intense mais ils ont pu compter sur leur bonne étoile pour éviter les grosses embûches et le mauvais temps.
Mais ce qu’ils craignaient par-dessus a tout de même fini par arriver. Une chute de pierre. À la descente. Après un rebond, en un centième de seconde, elle a percuté le dos d’Hélias. Touché au bras droit, c’est grâce à ses compagnons de cordée et à sa main « valide » qu’il a effectué la trentaine de rappels qu’il restait. « Dans ces moments-là, tu sens que tu es à la limite, et qu’à cause d’un petit truc, tout peut vite mal se passer. Heureusement on a eu de la chance, ça aurait pu être pire. C’est la preuve que pour réussir il faut de l’expérience mais aussi de la chance », Benjamin.
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« Comme si il était vivant, le Nuptse nous a laissé passer, donné le droit d’atteindre son sommet mais il nous a aussi rappelé à l’ordre »
Hélias Millerioux
Le gang autoproclamé des moustaches a réussi son défi. Né lors d’une expédition au Pérou en 2014, ce surnom est désormais inscrit dans la grande Histoire himalayenne. « Ces moustaches, c’est avant tout un bon prétexte pour faire les pitres, pour se cacher. On s’en sert comme d’un anti-stress, ça nous empêche de trop réfléchir au projet. »
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« Cette ascension est indissociable de mes compagnons de cordée. Quand je penserai au Nuptse, je penserai à Hélias et Benjamin. C’est ce qui rend le truc magique, unique »
Fred Degoulet
Quatre ans d’obstination, ça laisse des traces. Heureux de rentrer, leurs corps sont meurtris, fatigués. Un mois minimum de récupération avant de partir sur d’autres projets, « moins intenses et moins risqués pour le moment », s’accorde à dire le trio. Un trio marqué au fer rouge qui partage désormais le secret d’une aventure qu’ils peinent à raconter. Benjamin : « le plus frustrant est de ne pas pouvoir expliquer ces moments aux gens. Peu de personnes peuvent se rendre compte de l’effort fourni et de ce que nous avons vécu là-haut. » Des émotions tellement fortes et profondes qu’aucun mot n’aurait, à ce jour, été inventé pour les décrire ? Et si finalement c’est ça que nous recherchions sur les sommets ?
La FFME soutient l’alpinisme de haut niveau
A l’instar de leurs tentatives de 2015 et 2016, l’expédition 2017 des trois alpinistes sur le Nuptse a été soutenue par la FFME, dans le cadre des bourses expéditions. Fred Dégoulet et Hélias Millerioux sont par ailleurs passés par les cursus d’alpinisme de haut niveau de la fédération, ayant intégré les équipes nationales d’alpinisme. De nombreux projets qu’ils ont montés par la suite ont été accompagnés par la FFME, qui est aujourd’hui fière de promouvoir leur réalisation majeure sur le Nuptse.
Crédits photos : Le Gang des Moustaches. Texte : Meryll Boulangeat. Création graphique : Lucas Boirat.